Stella Baruk, mathématicienne et enseignante, auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquelsÉchec et maths(1973),L'Âge du capitaine, de l'erreur en mathématiques(1985),C'est-à-dire, en mathématiques ou ailleurs(1993), a accordé auFil du bilingueun entretien écrit dans lequel elle développe la question de l'enseignement bilingue des mathématiques.
L'enseignement bilingue repose en grande partie sur les disciplines non linguistiques (DNL). Qu'est-ce qui change selon vous dans le fait d'apprendre les mathématiques dans une langue étrangère ?
Bien avant d’avoir découvert l’enseignement bilingue, et d’avoir eu à plusieurs reprises le plaisir d’intervenir dans les rencontres internationales organisées par le CIEP, je proposais, sous forme de boutade, cette réflexion : si les mathématiques étaient enseignées dans une langue étrangère à celle du sujet, on serait confronté au fait qu’elles ont une langue spécifique, et qu’il faut donc la prendre en compte.
En disant que pour eux, "les mathématiques sont de l’hébreu", ou "du chinois", alors que ni l’hébreu ni le chinois ne sont leur langue, la plupart de ceux qui ne réussissent pas dans cette discipline, – élèves dits aujourd’hui "en difficulté" ou adultes déjà insérés dans une vie professionnelle –, ne rendent pas compte d’autre chose. Ils mettent en évidence le fait qu’il existe un barrage premier qui est celui d’une langue étrangère à celle dans laquelle ils parlent, raisonnent ou communiquent avec autrui.
À un niveau élémentaire, avant d’être saturé de ces signes spécifiques qui caractérisent la discipline, un livre de mathématiques semble être écrit dans la langue d’un lieu, en l’occurrence, pour nous, en français. L’idée, perpétuée par la tradition, qu’une définition "claire", en français, d’une notion elle-même clairement exprimée, en français, ne devrait rencontrer aucun obstacle de compréhension reste extrêmement répandue. Or, entre des milliers d’exemples analogues, je pense à cette élève de sixième, nommons-la Clara, à qui on demande, en interrogation écrite : quand dit-on qu’un entier est divisible par un autre entier ? et qui reste coite. La "définition claire" avait pourtant été donnée en classe, et apprise la veille, pour préparer l’interrogation. Surviennent ensuite la correction, et à partir d’elle, la deuxième interrogation reprenant la même question. Et voici la réponse de Clara sur cette notion travaillée et retravaillée : un entier est divisible par un autre entier si dans la division euclidienne le quotient est nul. Ce qui est un parfait non-sens.
Si on attribue la responsabilité de ce non-sens à la seule Clara – qui est une enfant fine, intelligente, cultivée, adorant lire et douée "en français" – on perd toute possibilité de comprendre ce qui se passe : cette langue supposée claire est en fait opaque. Elle est le barrage premier en deçà duquel de trop nombreux élèves restent confinés.
Il s’agit donc de la question du sens. J’ai proposé au CIEP – lors de journées d’études de mars 2003 – la terminologie suivante : sachant que le sens ne peut être défini comme tel, sauf à renvoyer à un consensus qui ne fait que déplacer le problème, ses frontières, en revanche peuvent l’être.
Le pas-de-sens est du sens effectif, par exemple celui d’une phrase (sensée) adressée à quelqu’un dans une langue qui lui est étrangère. Le pas de sens est donc du sens en attente de parvenir à son destinataire, par exemple par le biais d’une traduction, à laquelle on peut parfois accéder à partir d’un dictionnaire de langue.
On pourrait ainsi considérer que pour l’"ignorant" qui cherche à se l’approprier, un corpus de savoir est un immense réservoir de pas-de-sens – puisque par définition ce sens n’est pas encore en sa possession. On pourrait dire aussi que toute tentative de transmettre un contenu de sens, et en particulier d’enseigner, consiste à constamment transformer un pas-de- sens initial en sens.
Le non-sens est l’absence absolue de sens, absence qu’aucune traduction ne saurait travestir en présence. Or, s’il est difficile d’obtenir d’absolus non-sens en langue, – pensons à la langue poétique ou littéraire – en revanche, les savoirs "durs" – mathématiques, physique – permettent d’y parvenir fort bien. Il suffit ne serait-ce que d’un mot mis à la place d’un autre. C’est le cas pour Clara, qui écritquotientà la place dereste; révélant ainsi de manière éclatante que le pas-de-sens de la définition est resté en l’état malgré les explications, la leçon apprise, la correction.
Bien évidemment du pas-de-sens non identifié comme tel par le professeur s’accumulera et rendra vite impossible cette construction verticale que requièrent les mathématiques.
Il est donc possible d’imaginer que, à partir d’une langue étrangère, dont le pas-de-sens va paisiblement parce qu’explicitement de soi, transmettre un savoir bénéficierait du soin particulier apporté à de nécessaires aller-retour de sens, de ce fait rendus légitimes.
Ce qui ne veut pas dire que l’entreprise serait pour autant plus facile !
Les élèves que vous avez suivis progressaient non seulement en mathématiques mais aussi très souvent en français. En quoi les mathématiques ont-elles à voir avec la maîtrise d'une ou plusieurs langues ?
Une des raisons de l’opacité de la langue mathématique est son hétérogénéité : par exemple, quand elle détourne la langue courante de sa destination habituelle pour désigner des objets, ou exprimer des notions ; ou qu’elle constitue une langue savante comme une sorte de meccano linguistique à partir de pièces de toute provenance.
Pour ce qui est du premier aspect, qui irait dire de la pyramide de Kheops qu’elle a cinq sommets ? Pour le second qui penserait à la décrire comme un polyèdre ?
Les trois sommets d’un triangle, ses trois hauteurs, les deux bases d’un trapèze, qui défient l’idée que l’on se fait normalement d’un sommet, d’une hauteur ou d’une base, ne semblent pas devoir requérir de "traitement" pédagogique particulier, si l’on en croit la tradition et pourtant ils sont une "atteinte" au sens habituel de ces mots, lequel peut s’insurger en produisant un "blocage" de l’entendement. De même, la duplicité du côté d’un carré, du rayon d’un cercle, des hauteurs et des bases d’un triangle qui sont tantôt des figures (c’est-à-dire des ensembles de points) tantôt des grandeurs n'attire pas spécialement l’attention. Or la distinction s’impose, sous peine, à nouveau de confusion et de blocage. Que dire aussi de la mesure de longueur d’un segment, qui en mathématiques est un nombre, et en langue ordinaire un nombre de mètres, ou centimètres ; que dire denombreetchiffre, que la langue courante traite comme des synonymes, alors qu’on ne voit pas ce qu’exprimerait une question comme "écrire un chiffre de trois chiffres" ; que dire de racines parfois racines carrées parfois racines d’une équation…
L’explicitation obligée de tout cet implicite, c’est-à-dire l’obligation de distinguer l’usage courant d’un usage devenu savant, est un travail sur la langue et le sens, qui s’enrichit encore quand l’étymologie des mots savants renvoie à l’aspect de meccano dont je parlais précédemment, et se retrouve dans des mots de tous les jours. Une attention portée à la chose dite ou écrite, et aux modes de dire ou d’écrire s’empare alors de toute pratique signifiante, c’est-à-dire agit par contagion sur tout travail de langue.
Les mathématiques sont-elles les mêmes quelle que soit la langue d'enseignement ? Est-ce seulement une question de traduction ou l'approche est-elle différente selon la langue que l'on utilise ?
Les mathématiques sont évidemment les mêmes, mais en raison même de tout ce qui précède leur pédagogie peut considérablement varier dans ses approches.
Les mathématiques sont-elles perçues de la même façon partout dans le monde ? L'image qui leur est attachée change-t-elle d'un pays à l'autre ?
Je ne saurais le dire pour l’ensemble de la planète. J’ai cependant beaucoup voyagé, et partout où j’étais invitée c’était en tant que "spécialiste de l’échec en mathématiques". C’est dire !
Stella Baruk
(21 septembre 2009)
Références bibliographiques
Aux Editions du Seuil :
Dictionnaire de mathématiques élémentaires, 1995
Dico de mathématiques (collège et CM2), 2008